Dans les yeux du clown violoniste et de la chèvre équilibriste.
Il n’est pas commun pour des enfants d’une cité HLM, de grandir sous le regard d’une toile de maitre. Ordinairement on imagine ces toiles dans les musées, les salons d’apparat des palais et châteaux, ou encore dans les demeures bourgeoises … . C’est pourtant ce que nous avons vécu avec mes sœurs1. Un soir en rentrant de l’école, et il était là, accroché sur le mur du petit salon de notre modeste 4 pièces de cette cité HLM de La Courneuve. D’une taille conséquente, 116 cm de haut pour 89 de large, ce nouveau venu dans notre univers ne pouvait passer inaperçu.
Quelques semaines auparavant, mon père m’avait emmené à la maison du peuple, sur le chantier de la peinture murale commandée par la municipalité à Blasco Mentor. C’est ainsi qu’entre deux échafaudages je pouvais deviner ce que serait cette œuvre monumentale de 400 m² intitulée «À la conquête du Bonheur » et que l’on peut toujours admirer à l’espace jeunesse Guy Moquet. Jean Houdremont, notre père et maire de La Courneuve, voulait que le beau soit accessible à tous, parce que l’art est aussi facteur d’émancipation2. Ainsi, avec son collègue et ami Jean Rollin, conseiller municipal en charge des beaux arts, ils ont développé dans les années 60 une politique audacieuse d’acquisition d’œuvres et soutenu nombre de peintres, sculpteurs, et autres créateurs… . Pas un équipement public n’était construit sans que soit sollicité un artiste pour créer une œuvre visible par tous les Courneuviennes et les Courneuviens. Cette politique reprise par leurs successeurs perdure encore aujourd’hui.
Blasco Mentor avait tenu à remercier notre père en offrant à mes parents une œuvre unique et personnelle. Ce tableau nous a accompagné une bonne partie de notre enfance, et a trôné dans le salon de l’appartement de notre mère jusqu’à ses derniers jours. Nos parents n’étant plus de ce monde, nous avons considéré que cette œuvre de Mentor devait intégrer le patrimoine artistique de La Courneuve et nous en avons fait don, par l’intermédiaire de la municipalité, à la population courneuvienne. Ce geste marque aussi notre attachement à l’accès pour tous à la culture hérité des valeurs que nous ont transmis nos parents.
Ceux qui, dans quelques mois, pourront admirer cette magnifique toile y verront la beauté des couleurs écarlates, la magnificence du geste du peintre. Bien sûr qu’il est splendide ce tableau de Mentor ! Mais ce qui ne sera pas visible à tout ceux qui pourront l’admirer, c’est l’histoire familiale dont il a été témoin et dont il fait partie. Sans jamais pouvoir se faire totalement oublier, nous l’avions intégré dans notre environnement visuel. Ceux qui le verront ne pourront pas deviner tout ce dont les yeux du « clown violoniste et de la chèvre équilibriste » ont été les spectateurs de notre vie, de notre enfance heureuse, de nos éclats de rire, de nos disputes. Qui pourra imaginer qu’ils ont vu, pendant des années, chaque soir le jeune garçon que j’étais déplier le canapé du salon pour aller se coucher sous leur regard. Qui mieux que ces yeux apparemment inertes pourraient raconter ce père bricolant avec ses enfants pour construire un meuble pour la chambre d’une de ses filles. Ils pourraient conter les soirées et fêtes familiales, les débats passionnés, les embrassades et la détresse d’une famille endeuillée par la perte d’un des leurs.
Alors oui, et même si aucun de nous trois ne regrette cette décision cohérente avec les convictions culturelles de notre père, ce n’est pas sans une certaine émotion et des larmes contenues que nous avons vu partir le tableau vers la salle de conservation des réserves patrimoniales de La Courneuve, où il sera prochainement restauré.
Nous le reverrons bien sûr. Il nous rappellera combien nous avons eu la grande et unique chance de grandir à la lumière d’une œuvre d’art !
Ce tableau est le lien indéfectible entre nous, la ville de La Courneuve, son histoire et son patrimoine culturel.
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1J’ai souhaité faire lire ce texte à mes sœurs avant sa publication. Elle s’y sont retrouvées.
2Le journaliste Emile Breton relate dans « Rencontres à La Courneuve » édité en 1983, ces propos de notre père :
« Les hommes ne vivent pas que de pain, mais aussi d’esprit, de beauté, de culture.»
« Les élus municipaux n’ont pas seulement la responsabilité d’administrer leurs concitoyens : ils ont le devoirs de leur faciliter l’accès aux choses de l’esprit. »
One thought on “Dans les yeux du clown violoniste et de la chèvre équilibriste.”
C’est tout à votre honneur… En effet ce tableau est le témoin de notre histoire… je le verrai bien au conservatoire de musique, pour veiller sur les prochaines générations d’artistes.